"Je suis né à Rasinari, un village des Carpates, à
la montagne, à douze kilomètres de Sibiu-Hermannstadt [Roumanie].
Ce village, je l'aimais énormément ; j'avais dix ans quand
je l'ai quitté pour aller au lycée de Sibiu et je n'oublierai
jamais le jour, ou plutôt l'heure, où mon père m'y
emmena." [...] "j'ai connu une crise de désespoir dont je
garde toujours le souvenir."
Cioran est né le 8 avril 1911 d'Emilian, pope de la communauté
orthodoxe de Rasinari, et d'Elvirei Cioran. Il a déjà une
soeur Virginia et ne tardera pas à avoir également un frère
Aurel (1914). Cioran passe les dix premières années de sa
vie dans "une manière de paradis". En 1921, en effet, il
quitte Rasinari pour aller suivre les cours du lycée "G. Lazar"
à Sibiu et sa famille le rejoindra en 1924 (son père est
nommé protopope à Sibiu). Le jeune Emil se noie alors dans
la lecture : Mihail Eminescu (poète roumain), Diderot, Dostoievsky,
Shopenhauer, Nietzsche... "Dans ma première jeunesse ne me séduisaient
que les bibliothèques et les bordels."
Son entrée à la Faculté de Littérature
et de Philosophie de Bucarest en 1928 le voit poursuivre ses lectures effrénées
: Kant, Fichte, Husserl, Bergson... et il commence à écrire
; il collabore à un certain nombre de revues littéraires.
C'est aussi de cette époque que date son rapprochement avec le mouvement
proto-fasciste la "Garde de Fer". Cet épisode de sa vie à
été abondamment critiqué et sert toujours de base
aux argumentations qui veulent voir en lui un être miné par
ses remords et décriant la race humaine en général
pour mieux dissimuler ses propres égarements de jeunesse. S'il est
vrai que ses relations (épisodiques vers la fin) avec les gardes
de fer ont durées jusqu'au tout début des années 40,
et qu'elles ont parfois été très fortes (il a même
prononcé à la radio roumaine un éloge du "Capitanul",
le chef charismatique des gardes de fer en novembre 1940), il a, par la
suite, maintes fois affirmé son repentir ("Comment ai-je pu être
celui que j'était ?" ). Après une licence avec les félicitations
du jury en juin 1932, il s'inscrit dans un doctorat qui n'aboutira jamais.
De son premier ouvrage Sur les cimes du désespoir qui obtiens
le premier prix de l'Académie Royale, il dira plus tard
"C'est un livre très mal écris, sans aucun style, un livre fou,
il contient cependant toute ma pensée".
Mais de cette époque date également le "grand drame"
de la vie de Cioran : depuis quelques années déjà,
il a perdu le sommeil. "Un drame qui a duré plusieurs années
et qui [l']a marqué pour le reste de [ses] jours".
"L'insmonie vous met en dehors des vivants, en dehors de l'humanité.
Vous êtes exclus. Qu'est ce que c'est l'insomnie ? [...] une sorte
de continuité funeste. Le temps prend une autre dimension. Le temps
s'écoule à peine. Et chaque minute est une réalité.
Vous êtes seul... avec l'idée du néant.
Tout ce que j'ai écrit plus tard a été élaboré
pendant ces nuits là."
Mais, fort d'une bourse, Emil Cioran continue à vivre et part alors étudier la philosophie
à Berlin et ne retournera en Roumanie qu'en 1936. Cette année
là, il occupe une chaire de philosophie au lycée de Brasov
et lis Baudelaire, Proust, Shakespeare (pour lequel il professe une admiration
sans borne) et écris Le livre des leurres. En 1937 parait
un livre
Transfiguration du visage de la Roumanie qui fait scandale
pour ses thèmes sacrilèges et parfois antisémites
puis Des Larmes et des Saints dont sa mère lui dira : "tu
n'aurais pas du le publier de notre vivant". Mais Cioran a déjà
quitté la Roumanie pour Paris où il doit rédiger une
thèse sur Bergson. Il fait alors jusqu'en 1941 des voyages en Roumanie
et profite de l'un d'eux pour faire publier Le Crépuscule des
Pensées puis le Bréviaire des vaincus. Ce sera
son dernier livre écrit en roumain, les suivants le seront en français,
à commencer par le Précis de décomposition
qu'il réécrira à plusieurs reprises. La décision
de ne plus écrire en roumain lui tiens lieu de rupture avec son passé
"J'avais rompu avec la Roumanie : elle n'existait plus pour moi".
Durant la guerre, il reste à Paris et côtoie (sans lui
parler) Sartre au "Flore". En 1945, il entreprend un tour de France à
vélo (il visitera également l'Espagne, la Suisse et même
l'Angleterre). En 1949 paraît le Précis de décomposition
qui, malgré un succès d'estime, ne se vend pas. Les années
50 voient la parution de plusieurs ouvrages, y compris en Allemagne :
Syllogismes de l'amertume, La tentation d'exister et Histoire et Utopie
qui, là encore, n'enthousiasment pas le public et pas toujours les
critiques. Il vit alors dans une mansarde rue Monsieur-le-Prince, fréquente
Ionesco, Eliade et Becket et est immatriculé à la Sorbone
comme étudiant ; mais l'année de ses 40 ans, il se voit refuser
la reconduction de son affiliation. Le petit succès de ventes qu'il
connaît au cours des années 60 lui permet de compenser la
perte du statut d'étudiant.
De l'inconvénient d'être né est publié
en 1969 peu après Le mauvais démiurge et Cioran goûte
pour la première fois à un véritable demi-succés
commercial. Il écrira ensuite Essai sur la pensée réactionnaire
(1977), Ecartèlement (1979), Exercice d'admiration
(1986), et attendra Aveux et Anathèmes pour atteindre un
"succès
humiliant" (1987) : 30000 exemplaires quand il n'en a vendu qu'à
peine 500 en vingt ans.
Lorsqu'il s'éteint le 20 juin 1995 à l'âge de quatre-vingt-quatre
ans, son succès est définitif (d'autant que sa mort y contribuera
encore, bien évidemment) et il laisse trente-quatre cahiers non
publiés et des amis ici où là... |