Cioran et moi

J'ai découvert Cioran un peu par hasard, il y a bientôt sept ans. Dire que je m'en souviens comme si c'était hier serait un peu exagérer, mais, à défaut des circonstances, je me souviens parfaitement de mon état d'esprit d'alors et de mes premières impressions. J'avais 15 ans et la vie, sans être merveilleuse, ne m'était pas trop désagréable... Au risque de paraître un peu mélodramatique, je dirai que ce fût vraiment un choc.
Je suis tombé, au hasard de mes pérégrinations dans la bibliothèque paternelle sur Le crépuscule des Pensées dans la collection biblio essai.
En plus du titre, qui déjà ne pouvait que me plaire, la couverture présente une reproduction d'un autoportrait de Francis Bacon : un visage passif, déformé par des touches de couleurs inhumaines (au sens propre), décomposé...
J'ai rapidement feuilleté cet opuscule de moins de 220 pages. De longs aphorismes, de courts paragraphes sans liens entre eux si ce n'est une écriture fantastiquement précise, belle.
Je l'ai lu en deux jours, ou plus exactement deux nuits.
C'est un lieu commun que de dire "ceux qui ne l'ont pas lu ne peuvent pas comprendre", mais c'est (mal)heureusement exact. Ce livre résonnait en moi comme si son auteur l'y avait lu. Je suis (et étais déjà) dépressif, mais après cette lecture, la dépression semble être le plus normal des états, le plus gratifiant.

"La vie est éthérée comme le suicide d'un papillon."
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"Jamais la vie ne m'a semblé digne d'être vécue. Elle mérite mieux parfois, et parfois beaucoup moins."
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"L'individuation est une orgie de solitude."

D'aucuns diront qu'il est facile de parler du suicide et que c'est un sujet qui touche (et leurre) aisément les jeunes. Sans doute est ce vrai, mais ce choix d'un sujet consensuel (du moins auprès de la jeunesse), ne suffit pas à expliquer l'émotion qu'il a fait naître en moi. Si je ne suis plus dupe aujourd'hui de cet amour de jeunesse pour qui prétend transcender la mort, je garde toujours un profond attachement à ces mots. D'autant plus que leur poésie m'est aujourd'hui plus accessible qu'elle ne l'était.

"L'âme d'une cathédrale gémit dans l'effort vertical de la pierre."
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"Le besoin de consigner toutes les réflexions amères, par l'étrange peur qu'on arriverait un jour à ne plus être triste..."
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"Quelles aurores réveilleront mon esprit enivré d'irréparable ?"

En l'espace de quelques mois, j'ai lu six autres de ses ouvrages, mon admiration à grandis même s'ils ne m'ont pas tous autant plût. Puis, je me suis intéressé à l'homme avant l'écrivain. Son histoire est édifiante et n'est pas sans lien avec son ton résolument négatif. Je ne lui reproche qu'une chose : qu'entre la vie et la mort, il n'ait pas tranché de façon plus nette.
Il est curieux de voir combien j'ai eu du mal à parler de cette expérience (je dis expérience parce que, bien que tardif, cet événement a grandement participé à l'élaboration de ma vision du monde), elle a longtemps été un de mes "incommunicables". En parler me semblait constituer un acte d'exhibitionnisme, une révélation de mon intimité la plus sacrée. Mais il semble bien que j'ai dépassé ce stade. (Est-ce un bien ?...)
Avec le recul des années, je dirais que je l'ai lu au moment idéal pour que puissent germer en moi les graines de sa lucide démesure. Il n'en reste pas moins que je considèrent aujourd'hui encore Cioran comme l'un des plus grand écrivain (et poète) qu'il m'ait été donné de lire.


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Puisse-t-il vous apporter autant qu'à moi...