Sur les cîmes du désespoir

Sur les cîmes du désespoir est le premier livre de Cioran, mais déja on y retrouve les thèmes qu'il dévellopera dans les suivants : l'inanité de l'existence, la douleur comme remède au monde etc...
Mais son gout du fragment n'est pas encore complètement affirmé, aussi ce livre est-il constitué de cours paragraphes épars : "Comme tout est loin", "Pousssière, c'est tout" ou "Capitulation".
Cet ouvrage étant un des rares à disposer d'une préface, il me semble plus judicieux de vous la proposer :

J'ai écrit ce livre en 1933 à l'âge de vingt-deux ans dans une ville que j'aimais, Sibiu, en Transylvanie. J'avais terminé mes études et, pour tromper mes parents, mais aussi pour me tromper moi-même, je fis semblant de travailler à une thèse. Je dois avouer que le jargon philosophique flattait ma vanité et me faisait mépriser quiconque usait du language normal. A tout cela un bouleversement intérieur vint mettre un terme et ruiner par là même tous mes projets.
Le phénomène capital, le désastre par excellence est la veille ininterrompue, ce néant sans trêve. Pendant des heures et des heures je me promenais la nuit dans les rues vides ou, parfois, dans celles que hantaient des solitaires professionnelles, compagnes idéales dans les instants de suprême désarroi. L'insomnie est une lucidité vertigineuse qui convertirait le paradis en un lieu de torture. Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l'oubli. C'est pendant ces nuits infernales que j'ai compris l'inanité de la philosophie. Les heures de veille sont au fond un interminable rejet de la pensée par la pensée, c'est la conscience exaspérée par elle-même, une déclaration de guerre, un ultimatum infernal de l'esprit par lui-même.
Voilà dans quel état d'esprit j'ai conçu ce livre, qui a été pour moi une sorte de libération, d'exploration salutaire. Si je ne l'avais pas écrit, j'aurais sûrement mis un terme à mes nuits.
E.C. (1990)

Il me semble que cette préface apporte une lumière nécessaire sur ces textes. A vous de voir...

Ironie et auto-ironie

Lorsqu'on a tout nié dans la frénésie et qu'on a radicalement liquidé les formes d'existence, lors d'un excés de négativité a fini par tout balayer, à qui pourrait-on encore s'en prendre, sinon à soi-même ? De qui rire, et qui plaindre ? Lorsque le monde entier s'est éffondré sous vos yeux, vous vous effondrez vous-même irrémédiablement. L'infini de l'ironie annule tous les contenus de la vie. Non point l'ironie élégante, intelligente et subtile, issue d'un sentiment de supériorité, ou d'orgueil facile - cette ironie par laquelle certains manifestent ostensiblement leur distance vis-à-vis du monde - mais l'ironie tragique et amère du désespoir. Car la seule ironie digne de ce nom est celle qui remplace une larme ou un spasme, voire un ricanement grotesque et criminel. [...] Il est significatif que l'ironie envers soi-même ne présente que la forme tragique de l'ironie. On ne saurait y accéder par des sourires : seulement par des soupirs, fussent-ils étouffés. L'auto-ironie est, en effet, une expression du désespoir : ayant perdu ce monde, vous vous perdez vous-même. Un éclat de rire sinistre accompagne alors chacun de vos gestes ; sur les ruines des sourires doux et carressants de la naïveté, s'élève le sourire de l'agonie, plus crispé que celui des masques primitifs et plus solennel que celui des figures égyptiennes.


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